Il y a quelque chose de fascinant avec les marques de luxe, c'est leur côté intemporel. Elles existent depuis des dizaines, parfois des centaines d'années, mais elles ne vieillissent pas. Elles se basent sur un savoir-faire traditionnel, mais réussissent pourtant, grâce à leur génie créatif, à s'adapter, voire à devancer les modes. Mais quel est donc le secret du luxe pour réussir à cultiver ce paradoxe. En quoi cette facilité à réconcilier les contraires, peut aider à comprendre l’adoption progressive et subtile du digital par les marques de luxe?
Tout semble opposer le luxe et le digital, et pourtant…
D’un côté il y a le monde de la rareté, de la sélectivité, de l'inaccessible. Le luxe c'est de s’offrir un produit ou un service unique. Celui d'un créateur, dont le génie peut vous faire toucher du doigt l'immortalité. Le luxe, le vrai, n'a pas donc de prix (ce qui veut dire, en fait, que le prix est très élevé). Sa clientèle exige donc le meilleur ce qui implique qualité, rigueur, précision... mais aussi subtilité. Car le luxe est complexe, comme ses clients. Il nourrit leur univers intérieur, par des sensations et des expériences uniques, mais comble aussi leur besoin de paraître au yeux des autres.
Comment réconcilier ce monde avec celui d'Internet ou tout est disponible, immédiat, transparent? Sur Internet, le consommateur reprend le pouvoir. En théorie, il peut trouver la bonne information et choisir le meilleur rapport qualité/prix. C’est un monde où le choix se veut rationnel, où l’acte d’achat s’assèche, perd de son cérémonial. Mais surtout, c’est un monde horizontal, où les curateurs sont les consommateurs eux-mêmes (comme Jean Dujardin, pas l’acteur, le consommateur). C’est un forum ouvert où l’on discute, où l’on commente. Une place publique où se font et défont les réputations, à une vitesse parfois vertigineuse.
Les grandes maisons de luxe ont toujours été conscientes de ce paradoxe, mais dans le même temps des formidables opportunités en termes de publicité, de communication et de commercialisation. Par ailleurs, on peut à juste titre faire remarquer que si le luxe s'est adapté au digital, on le verra, l'Internet a aussi beaucoup évolué. La qualité des contenus, la rapidité d’utilisation, la sécurité de l’écosystème ont fait d’énormes progrès qui ont progressivement convaincu de plus en plus de marques de luxe de franchir le pas.
Du Web-to-Store au Store-to-Web, et inversement
L’adoption du digital par le luxe s’est faite par accélérations successives. La première étape d’adoption dans les années 2000 a été la création des sites vitrines, classiques. L’accent est mis sur l'esthétique de la présentation (qualité du design et des photos ou vidéos). La vidéo est souvent utilisée, parfois la 3D et le son si le temps de chargement n’est pas trop impacté. La prudence est de mise, pour éviter toute pollution visuelle ou sonore. L’important est la cohérence de l’expérience online avec l’expérience offline mais le point de vente reste toujours les magasins physiques.
La transformation vers le e-Commerce n’a été que très progressive: de 0% à 10% entre 2005 et 2015 (Percepta, Groupe Xerfi). Dans une étude publiée en 2014 dans la revue Management et Avenir, Nathalie Veg-Sala et Angy Geerts ont recensé que la moitié des sites de luxe ne proposaient pas encore la vente en ligne. Même ceux qui le proposent, c’est souvent en basculant le consommateur vers des sites développés en parallèle. Et vous souvenez-vous des "wishlist"? Certaines marques préfèrent encore cette option à une boutique en ligne pour ne pas cannibaliser leurs ventes en magasins.
Dans le même temps, dès le début des années 2010, des expérimentations voient le jour pour transformer les magasins physiques en logique Store-to-Web. C’est l’essor des Flagships Store bourrés de technologies, censés proposer le meilleur des deux mondes. Le consommateur a ainsi accès à tout le catalogue sur des dizaines d’écrans interactifs, peut visualiser et personnaliser certains produits. L’intérêt est réel, la tendance est là mais pas encore le retour sur investissement. Ces opérations de communication restent donc souvent marginales.
Crise covid et stratégie omnicanale 3.0
La tendance du e-Commerce de luxe se confirme tout au long des années 2010 avec en point d’orgue la crise Covid. Principe de réalité. La crise a été l’opportunité d’une accélération de la transformation digitale du secteur du luxe. Les ventes en ligne ont littéralement explosé entre 2019 et 2021 (+89% entre 2019 et 2021, contre 6% pour le retail) selon le cabinet Bain*. On a assisté notamment à une forte hausse du nombre de sites marchands monomarques (+30% entre 2019 et 2021)*. En 2022 on assiste à une certaine normalisation mais la tendance vers l'omnicanal se confirme selon les experts du cabinet Bain*: “Le retail continue de dominer et les ventes en ligne voient leur croissance se normaliser. (...) Les marques vont de plus en plus adopter une approche omnicanale 3.0, grâce aux possibilités et aux performances des nouvelles technologies”.
La relation entre le luxe et le digital semble désormais arriver à maturité. Tout semble réuni pour que le luxe devienne la référence de l’expérience client omnicanale. La maturité du marché et des technologies sont là: les technologies sont de plus en plus accessibles et les consommateurs sont prêts (les jeunes générations consomment du luxe de plus en plus jeunes, les consommateurs chinois sont très connectés etc).
L’enjeu de la connexion des stocks et des données clients
L’opposition entre ventes en ligne et en magasin ne sera donc bientôt plus qu’une vieille histoire. Dans ce nouveau paradigme, l’enjeu est de connecter les données physiques et digitales pour que l’expérience soit fluide: stocks, prix et promotions, données clients. Le passage par le magasin physique ne deviendra plus qu’une étape pour voir, toucher, sentir le produit et incarner la marque. Le client peut acheter sur place, tout ou partie des produits, repartir avec ou se faire livrer le lendemain. Dans tous les cas, même s’il est fait en ligne, l’achat doit être accompagné d’un cérémonial digne du luxe. Livraison haut de gamme avec qualités et délais irréprochables à tous les niveaux, intervention d’un agent pour humaniser et incarner la marque, juste après l’achat, à la première utilisation. Le parcours doit être cohérent et la cohérence vient du digital. Désormais, le luxe c’est du digital.